Toxicité coloniale: récitation de l’architecture et du paysage radioactifs français au Sahara

4 février 2025 de 14h00 à 17h00

Conférence de Samia Henni (McGill University)

UQAM, Département d’histoire de l’art, local R-4215

IMGP0474
 
 
 
 
 
 
 
Bruno Barrillot, photograhy of France’s nuclear sites in Reggane and Ecker in the Algerian Sahara, 2007. Courtesy Observatoire des armements.
 

Par Alec White (Maîtrise, Histoire de l’art, UQAM)

Le 4 février 2025, le RAA19 a eu l’honneur d’accueillir Samia Henni dans le cadre d’une conférence offerte à l’UQAM. Historienne de l’architecture et réalisatrice d’expositions, en se concentrant sur les environnements construits, détruit et imaginé, son travail aborde les questions de la colonisation, des guerres, de l’extraction des ressources, des déserts, des déplacements forcés et de la dynamique des genres. Dans le cadre de ce séminaire adressé aux étudiants.e.s des cycles supérieurs, elle a présenté le résultat de sa recherche sur les programmes d’essais nucléaires français réalisés en Algérie dans les années 1960 et pour lesquels, encore aujourd’hui, les sites et populations environnantes demeurent marqués.  Ce fut du même coup l’occasion pour Henni de partager les difficultés et défis qui viennent avec la poursuite d’une recherche architecturale sur un sujet pour lequel les archives sont encore souvent inaccessibles. Ses recherches visent à mettre en lumière la prolongation des violences coloniales bien après l’indépendance, et soulignent que les souffrances engendrées par ces essais ne se limitent pas à l’Algérie, mais touchent aussi des populations africaines et européennes.

Exposition Performing Colonial Toxicity, 2024. Source : Framer Framed

Pour introduire son propos, Samia Henni a rappelé le travail qu’elle a déjà réalisé sur l’armée française en Algérie dans son livre « Architecture de la Contre-Révolution » et des défis qui venaient en travaillant sur un sujet sensible comme celui-ci. Or, dans le cas d’une recherche sur le programme d’armement nucléaire de l’État français — secret militaire —, additionné au fait que ces essais se réalisaient sur le territoire algérien — tabou colonial —, Henni explique que plusieurs difficultés marquèrent son entreprise de recherche. Parmi celles-ci, le manque d’accès autour des archives des essais nucléaires menés par la France au sud de l’Algérie. En 2020, la déclassification annoncée des archives des sites d’essais nucléaires a renouvelé son intérêt pour le sujet, mais celle-ci n’aura jamais eu lieu. Elle dû donc se tourner vers d’autres méthodes d’investigation.

Sa recherche s’est particulièrement penchée sur deux sites: Reggane (1960-1961) dédié aux bombes atmosphériques et In Ecker (1961-1966) consacré aux bombes souterraines. Les recherches montrent que plusieurs accidents nucléaires se sont produits, laissant une contamination radioactive peu documentée. Pourtant, Henni souligne que les discours officiels français affirment que ces zones ont été nettoyées. Or, des tunnels menants à des laboratoires souterrains restent ouverts, et des déchets radioactifs jonchent encore le sol. Face à ce portrait, comment, au moyen des outils de l’histoire de l’architecture, écrire sur tout ça ? Si la documentation officielle est quasi absente, que les archives se trouvent en quantité minime, les sites et ce qui les compose sont à étudier sous quels angles? Quel statut ont-ils? Sont-ils des ruines? Des vestiges? Des témoignages? Pour Henni, la question de la documentation est centrale dans son travail de recherche. Elle interroge la nature du document sous les différentes formes qu’il peut prendre : le texte, l’image, le film, le témoignage écrit ou dessiné, tous sont autant de supports permettant de penser ces sites. À la composante militaire et coloniale de ces sites s’ajoutent celle de l’environnement, voire plus précisément de celle de la pollution. En effet, le nucléaire, par ses déchets et de sa contamination, libère des particules radioactives ayant une demi-vie d’environ 240 000 ans. Une telle persistance conduit à penser ces sites dans une temporalité longue, bien au-delà des échelles habituelles de l’histoire de l’architecture.

Exposition Performing Colonial Toxicity, 2024. Source : Framer Framed

 

Au terme de sa recherche et dans une volonté de rendre cette histoire accessible, Samia Henni a réalisé trois productions culturelles ouvertes au grand public : des traductions de témoignages, une exposition ainsi qu’un catalogue. Son exposition « Performing Colonial Toxicity », présentée pour la première fois à Amsterdam dans le cadre de « If I Can’t Dance, I Don’t Want to Be Part of Your Revolution », donne à voir des témoignages de vétérans français et des travailleurs algériens affectés par les radiations, certains souffrant de stérilité ou d’autres de malformations congénitales chez leurs enfants. L’exposition est conçue pour être itinérante et adaptable, favorisant une diffusion large des savoirs. La traduction joue un rôle crucial dans son projet, permettant de rendre ces documents accessibles au plus grand nombre. Son livre adopte une approche éditoriale soignée pour toucher différents publics et contient des légendes détaillées. Certains documents audiovisuels ayant été retirés du web.

En conclusion, Samia Henni insiste sur l’importance de transmettre ces recherches au-delà du cercle académique. Elle milite pour un langage clair et accessible afin de sensibiliser un public élargi aux enjeux mémoriels et environnementaux des essais nucléaires en Algérie. Sa proposition scénographique se veut accessible et engageante, favorisant une lecture à plusieurs échelles, du document brut au témoignage personnel. Son travail, mêlant rigueur historique et engagement, illustre la nécessité de rendre visibles des vérités longtemps occultées.