07 avril 2022 de 17h00 à 19h00
Conférence de Marie-Charlotte Lamy (doctorat, Université de Lausanne et UdeM)
Par Béatrice Denis (doctorante en histoire de l’art, UdeM)
Les internautes les plus avisé·e·s auront en tête, à sa mention, le mème de bébés pangolins (habituellement au nombre de quatre) qui, les pattes jointes devant eux, semblent gênés et anxieux « de vous demander d’aller au bal avec eux », comme le mème suggère.
Marie-Charlotte Lamy, doctorante en histoire de l’art à l’Université de Montréal et à l’Université de Neuchâtel, a débuté sa conférence faite en ligne pour le RAA19 le 7 avril 2022 avec ce pangolin memable, à la grande surprise du public, égayé de cette mise en contexte. Lamy a cependant bien vite expliqué, en huit points, en quoi ce pangolin est victime de sa propre représentation, les parallèles avec le réel sujet de sa conférence devenant évidents petit à petit :
Le pangolin évoque d’abord une sensibilité chez l’humain, qui nous fait emphatiser avec le petit animal cute.
Le pangolin est victime d’anthropocentrisme, se faisant attribuer un comportement humain (vouloir aller au bal) qui le rend relatable, comme le veut tout bon mème.
Le genre même du mème dénature l’identité animale du pangolin, entre internet, réseaux sociaux et culture populaire, bousculant une hiérarchie des genres visuelle.
Le human gaze entre en jeu, le regard porté sur ces pangolins transformés en mèmes est celui d’une espèce qui a un pouvoir sur l’autre, une condition amplifiée par la circulation de l’image sur internet : l’animal est regardé, sans jamais avoir pu regarder en retour les humains qui ont esquissé des sourires devant son portrait.
Le rapport texte et image est bien présent dans l’analyse d’un mème, composé toujours d’un slogan ou d’une phrase drôle ainsi que d’une image.
Le mème, diffusé sur différentes plateformes internet (réseaux sociaux, plateformes de mèmes comme 9gag, etc.), devient en soi un artefact culturel, une image qui est accessible et à disposition.
La désindividualisation de ces pangolins devient évidente dès que l’on prend un peu plus de temps pour y réfléchir qu’il n’en faut pour faire défiler le mème en question. Les clichés des pangolins choisis pour aller avec le slogan les forcent à représenter à eux seuls leur espèce. Tout autre bébé pangolin avec la même pose aurait pu mener à un mème semblable.
La question de la supériorité blanche est finalement au cœur d’une deuxième vague de mèmes de pangolins engendrée par la pandémie, le pangolin ayant été, selon certaines sources, à l’origine du virus. Le pangolin, représentant l’Asie et la menace sanitaire qui en serait venue, serait ici un gage de la supériorité de la qualité de vie occidentale.
Tous ces points, Lamy en a rendu compte avec un souci de conscientisation déconcertant. La grande clarté et la pertinence de cette mise en contexte a su captiver les personnes du public, qui pensaient a priori avoir affaire à un simple clin d’œil à la culture populaire. C’est suite à ce point d’entrée que l’audience s’est trouvée rapidement plongée dans le vif du sujet : la peinture d’histoire naturelle française au début du 19e siècle telle que produite par le Muséum d’histoire naturelle, fondé en 1793 et attenant au Jardin des Plantes à Paris. À partir de 1794, une ménagerie était rattachée au Muséum, donnant aux scientifiques un accès direct aux animaux vivants qui y étaient hébergés.
Avec cette étude scientifique venait inévitablement une représentation plus systématique des spécimens conservés, ce qui a donné lieu à l’émergence d’une peinture d’histoire naturelle, faite habituellement à la gouache ou à l’aquarelle sur vélin. Lamy a introduit les figures méconnues des de Wailly, auteurs de plusieurs de ces gouaches animalières, puis d’Étienne de Lacépède et de Bernardin de Saint-Pierre, respectivement zoologiste et romancier, ce dernier ayant été directeur du Jardin des Plantes dans les dernières années de la Révolution.
Les efforts du Muséum, tel que Lamy l’a démontré, étaient conjugués à l’entreprise de l’impératrice Joséphine, qui a maintenu et fait croître une ménagerie à sa résidence du château de Malmaison. Lamy a souligné le rôle joué par Joséphine dans le développement de la zoologie lors de la période. Les professionnels du Muséum eux-mêmes rendent compte de l’intérêt scientifique que Joséphine avait pour ses animaux, un point que Lamy se charge de faire valoir afin de contrer la déconsidération de cet intérêt dans l’historiographie traditionnelle.
C’est après cette petite description des acteurs·rices de l’émergence de la science naturaliste en France que Lamy est revenue à la charge avec ses huit points, cette fois-ci applicables aux représentations sur vélin produites dans le cadre des activités du Muséum, dont celle de ce lama de Léon de Wailly (1803), utilisée pour imager cette conférence :
Encore une fois, la sensibilité humaine devant ce genre de représentations animalières est récurrente. Cette fois-ci, contrairement au pangolin, la sensibilité se bute à la rationalité du discours scientifique.
La représentation de ces animaux était empreinte d’anthropomorphisme. Les animaux étaient représentés dans des mises en scène confortées par des descriptions qui donnaient lieu à l’humanisation de leurs comportements.
La peinture animalière était au bas de la hiérarchie des genres, hiérarchie qui se double d’une autre signification dans le cas de la période impériale française, le genre animalier étant associé à un sujet pour les femmes. Peindre des animaux était considéré comme étant du ressort du féminin.
La peinture animalière procédait tout autant d’un human gaze. Tout comme le mème, ces représentations scientifiques étaient censées divertir l’être humain, de même que les animaux étaient conservés en ménagerie à cette fin.
La représentation de ces animaux devait beaucoup au rapport texte et image, les vélins devant accompagner des descriptions naturalistes faites par les scientifiques, commentant parfois le contenu visuel de l’image.
Ces objets ayant dès lors intégré la collection du Muséum, ils sont des artefacts culturels.
Ces animaux étaient désindividualisés dans leur représentation, le lama portraituré devant représenter toute son espèce en une sorte de contenant métonymique, à l’instar du pangolin.
Finalement, la supériorité blanche est toujours un enjeu, ces animaux étant colonisés par le regard et le dessin en plus de subir captivité, déplacement et déracinement. Rapporter ces animaux exotiques était une façon pour l’Occident de s’approprier le territoire et d’affirmer sa supériorité scientifique et morale sur des territoires dominés.
Utilisant des approches en études animales mélangeant des théories de genre et d’études décoloniales, Lamy aborde avec lucidité et compassion les enjeux d’une représentation animale, fruit d’une pratique humaine encore bien présente aujourd’hui, à en croire ce mème de pangolin. En faisant remonter les origines de cette pratique au premier empire, ces images se révèlent être des outils de pouvoir autant que des outils de savoir : pouvoir sur l’animal, pouvoir sur sa représentation, pouvoir sur le territoire, tout ceci dans le cadre d’une « activité scientifique ». Lamy a démontré toute la productivité de son approche ainsi que le potentiel de ces vélins pour une contribution à l’histoire animalière.