Vers un récit à tendance globale

25 février 2025 de 09h30 à 12h00

Conférence de Martin Bressani (McGill University)

UQAM, Département d’histoire de l’art, local R-4215

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Temple of Jagannath at Puri during the Ratha Yatra festival. From James Fergusson, Picturesque Illustrations of Ancient Architecture in Hindostan  (1848). CCA.
 

Par Étienne Morasse Choquette (Doctorant, Histoire de l’art, UQAM)

Le mardi 25 février 2025, Martin Bressani (professeur à l’École d’architecture de l’Université McGill) a présenté quelques réflexions sur l’histoire globale dans le cadre du séminaire de doctorat Actualité de la recherche en histoire de l’architecture, animé par Christina Contandriopoulos. Venant tout juste de publier l’imposant Narrating the Globe : The Emergence of World Histories of Architecture (sous la direction de Petra Brouwer, Martin Bressani et Christopher Drew Armstrong, 2024, MIT Press), l’historien spécialiste de l’architecture française et britannique du 19e siècle, qui travaille habituellement dans des cadres nationaux comme il le souligne lui-même, a néanmoins cherché à se positionner sur l’approche globale en histoire. La présentation s’est découpée en trois parties : i) une brève histoire du courant globale à partir des années 1990s; ii) une analyse des controverses et défis que cette approche a pu soulever; iii) un exposé sur les difficultés à dépasser l’eurocentrisme comme biais idéologique. Bressani a conclu sur un très bref survol des tentatives récentes d’écrire l’histoire de l’architecture d’un point de vue global.

Durant les années 1990, la pertinence du projet d’une histoire globale refait surface suite à un sentiment de rupture éprouver à deux niveaux contradictoires. Premièrement l’arrivée des discours « post » (postmodernisme, poststructuralisme, postcolonialisme) rejetant les grands récits eurocentriques. En second lieu, le triomphe de l’Occident et du néolibéralisme à la suite de l’effondrement du bloc soviétique et la pénétration du capitalisme en Asie, notamment la Chine, qui amène une vision d’un nouvel âge de mondialisation et d’ouverture universelle. Cette double impulsion, l’une critique et l’autre affirmative, marque profondément le mouvement vers une histoire globale : le désir de dépasser le grand récit eurocentrique en intégrant dans une histoire l’ensemble des phénomènes humains qui ont donné forme à notre monde. 

Deux approches de l’histoire globale se développent, toutes deux marquées à divers degrés par cette volonté de décentrer l’histoire. La première, qui remonte bien avant les années 1990, est celle de l’histoire croisée ou connectée, associée notamment aux travaux de William H. McNeill (The Rise of the West, 1963). Celle-ci se montre intéressée par les connexions et les échanges entre les peuples, suivant l’hypothèse que les « rencontres », les « contacts » et surtout les « connexions » avec des « étrangers » sont à l’origine et constituent le moteur de la plupart des changements étudiés par les historiens. L’autre est « globale » au sens plus étroit du terme : elle étend le domaine d’étude sur un plus grand bassin géographique, visant à écrire des histoires comparatives au-delà des frontières régionales et nationales et même des continents et des océans. On glisse en fait de la connexion à une comparaison thématique, en ayant bien soin de redéfinir ou même de rejeter les repères historiques traditionnels, comme les concepts « d’Occident » et de « révolution industrielle ». Il en va ainsi de l’influente histoire globale du 19e siècle écrite par Christopher Bayly (The Birth of the Modern World, 2004; Naissance du monde moderne : 1780-1914, 2006), ou encore de l’ouvrage plus récent de Jürgen Osterhammel, (Die Verwandlung der Welt : Eine Geschichte des 19. Jahrhunderts, 2009; La transformation du monde : Une histoire globale du XIXe siècle, 2017).

En privilégiant une position d’ouverture sur l’extérieur et en embrassant le plus grand horizon possible, ces approches globales relèguent à la marge les travaux qui se concentrent sur des histoires minutieuses de la différence, de la diversité, de la localité, de la biographie. Certains ont même identifier le « péché originel » de l’approche globale comme étant l’oublie du « pouvoir du lieu ». Mais cette tension micro/macro est atténuée par le développement d’une « microhistoire mondiale ». Car il est possible d’écrire une histoire à petite échelle dans une perspective globale. Comme l’a remarqué Del Upton dans son essai « World Architectural History in the Twenty-First Century » publié dans Narrating the Globe, on pourrait dire que l’histoire globale ne doit pas couvrir le « globe ». Elle doit plutôt être considérée comme un mode d’enquête particulier : la recherche d’une connectivité latérale et transfrontalière, de préférence sur de longues distances.

L’approche globale telle qu’elle a été revisitée dans les années 1990 partage avec le postmodernisme et le postcolonialisme une forte aversion pour l’ « essentialisme » et l’ « altérisation. » Mais les historiens globaux se sont séparés des adeptes du postmodernisme sur la question des grands récits. Car même si l’histoire globale a fourni des efforts pour intégrer la spécificité de la localité, du lieu, des voix et des groupes auparavant réprimés, elle ne peut jamais éviter complètement des déclarations générales, du type condamné par les théoriciens du postmodernisme. Mais comme le signale Bayly, toute histoire, même celle qui essaie de redonner vie aux points de vue « décalés » des hommes et des femmes tenus à l’écart du pouvoir, est une histoire qui s’inscrit implicitement dans une histoire universelle. Écrire l’histoire du monde aide par conséquent à mettre en lumière tout un ensemble de métarécits cachés.

De plus, la reconnaissance du rôle central et uniformisateur de l’Europe durant la période moderne ne doit pas être confondue avec l’eurocentrisme comme biais idéologique. Bien que l’on puisse « provincialiser l’Europe », comme le veut l’historien postcolonial Dipesh Chakrabarty (Provincialiser l’Europe : la pensée postcoloniale et la différence historique, 2020), il faut aussi reconnaître son rôle déterminant dans le processus de modernisation. Que cette modernité d’origine européenne a été vécu différemment dans différentes régions de l’Europe, de l’Amérique et du globe est indéniable. Mais comme l’écrit Éric Hobsbawm dans sa préface à la traduction française de la Naissance du monde moderne : 1780-1914 de Bayly : « Il ne saurait être nié que la ‘modernité’ fut au sens propre comme au figuré, transmise au monde dans des habits occidentaux. »

Bressani s’est ensuite tournée spécifiquement sur la critique de l’eurocentrisme, qui demeure l’ambition fondatrice de l’approche globale née dans les années 1990. Dans sa définition habituelle, l’eurocentrisme est la croyance que la culture européenne ou occidentale est supérieure à toutes les autres et qu’elle est au centre des événements mondiaux. Et que toutes autres cultures sont segmentaires, retardés, et ultimement redevable de l’Europe. Mais l’eurocentrisme peut également faire référence aux modes de connaissance européens, quand on les considère comme seuls valables.

Bressani souhaite donc ramener la question de l’eurocentrisme non pas dans le fait d’exclure ou non des cultures autres qu’occidentales ou dans l’adoption de téléologies historiques eurocentriques ou non, mais dans « l’histoire » même en tant qu’entreprise épistémologique.  Comme l’a écrit le philosophe canadien Georges Grant (Time as History, 1969), « penser que l’on comprend quelque chose principalement en termes de sa genèse historique est en soi une marque fondamentale de ce que signifie être moderne ou occidental. » Pour les occidentaux, le temps est devenu histoire : toute la charge du sens a été placée sur notre volonté d’agir ou sur notre volonté et notre détermination à apporter des changements dans le monde; bref, de « faire de l’histoire ». Le sens ne se trouve pas dans ce qui est réellement présent pour nous, mais dans ce que nous pouvons faire advenir. Notre science, et en particulier notre science historique sous toutes ses facettes, est l’expression d’un désir de maîtrise.

L’on pourrait donc conclure que la caractéristique distinctive de l’eurocentrisme n’est pas son exclusivité, qui après tout est commune à tous les ethnocentrismes dans l’histoire du monde (par exemple le siné-centrisme, islamo-centrisme, ect.), mais plutôt le contraire : son inclusivité. Des livres à la télévision, et maintenant l’internet, les peuples du monde, leurs pratiques culturelles et leurs expériences sont inventoriés d’une manière qui dépasse l’imagination et le contrôle de ces peuples répertoriés eux-mêmes. C’est cette activité « inclusive », et ses principes d’organisation, qui constituent l’eurocentrisme à son niveau le plus fondamental. 

La discussion s’est terminée sur l’histoire de l’architecture, qui semble très fortement marquée par ces tensions, au point où elle semble avoir de la difficulté à offrir une réponse adéquate à ce besoin. De nos jours, des histoires globales de l’architecture paraissent, comme World Architecture: A Cross-Cultural History de Richard Ingersoll (2e édition, 2018), Architecture since 1400 de Kathleen James-Chakraborty (2014) ou encore A Global History of Architecture de Francis D. K. Ching, Mark M. Jarzombek et Vikramaditya Prakash (3e édition, 2017). Si tous décentrent l’histoire au niveau ethnique et nationale, aucune ne réussit à se dégager d’une histoire abstraite conçue en termes de « développement ».