15 avril 2025 de 17h30 à 19h00
Conférence de Charlotte Guichard (École normale supérieure, Paris)
UQAM, Département d’histoire de l’art, local R-4150

En 1763, une gravure est publiée à Paris pour promouvoir la colonisation française en Guyane. Représentant une terre riche en promesses et des couples engagés dans des conversations galantes, l’image promeut une colonisation pacifique. Elle réactualise de manière éphémère une esthétique galante née sous le règne de Louis XIV et qui a contribué à structurer l’imaginaire de l’empire et des colonies françaises jusqu’aux années de la Régence. Comment cet imaginaire a-t-il pris forme autour de 1700 ? Cette conférence explorera la mode des voyages vers les îles d’amour depuis l’époque des Précieuses jusqu’aux fêtes galantes qui fascinaient les Modernes, la montée du mythe galant couplé à un imaginaire maritime. Elle soutient que la galanterie en tant qu’idéal de civilisation et de commerce entre les sexes et les nations a contribué à façonner l’imaginaire impérial français et sa transformation en un trope irénique de la colonisation.
Par Marie-Lise Poirier (Doctorante, Histoire de l’art, UQAM)
En collaboration avec le Groupe de recherche en histoire des sociabilités (GRHS), le RAA19 a eu le plaisir d’accueillir l’historienne de l’art Charlotte Guichard (École normale supérieure, Paris) dans le cadre d’une série de trois interventions publiques offertes à l’UQAM. Durant la séance du 16 avril du séminaire de maîtrise HAR806D – Approches actuelles de l’art des XVIIIe et XIXe siècles, Guichard s’est prêtée au jeu d’une rencontre informelle animée par Peggy Davis. Elle y a discuté de son parcours académique et répondu aux questions préparées par les personnes étudiantes sur cinq de ses publications : Les amateurs d’arts à Paris au XVIIIe siècle (2008) – un livre tiré de sa thèse de doctorat (2005) et dont le sujet a inspiré l’exposition Artists and Amateurs: Etching in Eighteenth-Century France (2013-2014) du Metropolitan Museum of Art de New York –, Graffitis : inscrire son nom à Rome, XVIe-XIXe siècle (2014), La griffe du peintre. La valeur de l’art (1730-1820) (2018), Colonial Watteau: Empire, Commerce and Galanterie in Regency France (2022) et le tout récent Vendre son art. De la Renaissance à nos jours (2025) écrit de concert avec Sophie Cras, historienne de l’art contemporain à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. Spécialiste de l’histoire des collections, du patrimoine et du marché de l’art à l’âge moderne, Guichard préconise dans son travail une approche sociale de l’art intégrant économie et politique. Si l’esthétique des œuvres nourrit ses réflexions, leur contexte de production et de circulation lui permet de mieux comprendre les motivations sous-jacentes à leur création ainsi que les conditions de leur réception. Forte de son expérience de chercheure, Guichard a en outre discuté de ses choix méthodologiques et de la constitution de ses corpus et prodigué quelques conseils rédactionnels. Sa générosité et son ouverture ont été très appréciées des personnes étudiantes.
Le 11 avril, Guichard a présenté une fascinante recherche en cours lors d’une conférence intitulée L’ailleurs coloré des fonds océaniens. Madrépores et polypiers des Mascareignes dans les collections françaises du XVIIIe siècles dans le cadre du séminaire 3 du GRHS, « Diffusion, circulation et appropriation des savoirs ». Elle s’est alors penchée sur les descriptions littéraires des fonds marins des Mascareignes, un archipel de l’océan Indien colonisé par la France au XVIIe siècle et formé de l’île de la Réunion et de l’île Maurice. L’émerveillement esthétique suscité par ces spécimens est évident en raison, d’une part, du vocabulaire tachiste utilisé par des auteurs comme Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre et, d’autre part, du soin accordé à leur représentation gravée ou peinte. Derrière ces textes et ces images se déploie cependant une véritable prédation coloniale, que révèle l’inclusion de plus en plus systématique de la provenance des spécimens dans les ouvrages naturalistes et autres catalogues de vente à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Cette tension entre beauté de la nature et violence faite au territoire – et, par extension, aux peuples autochtones qui l’habitent – est ainsi au cœur de cette recherche, tout comme d’ailleurs la volonté de mieux comprendre la fabrique des imaginaires coloniaux français à l’époque moderne. Si l’imaginaire colonial des Mascareignes s’est en partie développé grâce à l’importation de ses ressources naturelles provenant des fonds océaniques et de leur représentation subséquente, notamment par Anne Vallayer-Coster (Panaches de mer, lithophytes et coquilles, 1769, Musée du Louvre) et Émilie Bounieu (Madrépore, s. d., Muséum national d’histoire naturelle), celui de la Louisiane et du Mississippi, a argué Guichard lors de sa conférence du 15 avril, Empires de la galanterie. Les transformations de l’imaginaire colonial en France au XVIIIe siècle, s’exprime à travers une esthétique de la galanterie.
L’étonnante proposition de Guichard, qui poursuit la réflexion amorcée dans son ouvrage Colonial Watteau (2022), s’appuie sur un corpus soigneusement sélectionné de gravures et de peintures qui sont examinées à l’aune de phénomènes culturels et d’évènements politiques et concomitants, à savoir le renouveau de l’iconographie picturale sous la Régence inspirée de la littérature galante du XVIIe siècle et l’expansion coloniale de la France. Ainsi, Le Débarquement des Français, pour l’établissement de la nouvelle colonie, dans le port de la Nouvelle-Cayenne (1763, BnF), une vue d’optique enluminée produite pour promouvoir le peuplement des colonies françaises équinoxiales suivant la perte désastreuse de la Nouvelle-France, serait l’héritière de cette esthétique popularisée entre autres par le peintre Jean-Antoine Watteau. À l’avant-plan, des Français se déplacent par couples, observant pour certains la flore indigène, pour d’autres, la rade et les divers bâtiments y étant mouillés. Tout concourt à faire de cette gravure une vision atemporelle et idyllique d’une colonisation pacifiée, entièrement dépouillée « de la violence de la conquête et de l’exploitation des terres » : l’immense arche de pierre qui rappelle les ruines antiques, la tranquillité de la mer qui mime celle du ciel et l’uniformité chromatique de l’ensemble. Pour le temps qui lui a été imparti, Guichard a souhaité isoler le moment où ces fêtes galantes maritimes se sont imposées comme système de représentation et comment elles ont façonné l’imaginaire impérial français.
La glorification de l’Empire français a longtemps consisté en la représentation d’allégories et de métaphores qui mettent de l’avant la supériorité des forces militaires et maritimes, la soumission des peuples conquis et la fertilité des nouveaux territoires. Les décors de Versailles pullulent de ces images, peints par Claude II Audran, Pierre Mignard et Charles Le Brun, qui recourent à la mythologie grecque ou à l’histoire antique pour raconter les victoires de la France contemporaine et les ambitions expansionnistes de Louis XIV et de son ministre Jean-Baptiste Colbert. Laissant la belle part à la représentation d’une masculinité triomphante inspirée de l’imperium romanum, ce langage pictural présente des limites, constate Guichard. Parce qu’il ne laisse aucune place aux femmes, il demeure inefficace pour illustrer le peuplement des colonies à Madagascar, en Martinique et en Nouvelle-France, des territoires où furent envoyées dès la décennie 1660 les « Filles du Roy », des pupilles de l’État qui devaient épouser les militaires démobilisés.
Par conséquent, les artistes empruntent les codes de la galanterie, « un nouvel idéal de civilité » que les cercles des Précieuses affectionnent et exploitent dans leurs écrits. « Avec les voyages vers les îles de l’amour, omniprésents dans leurs récits, elles inventent une utopie à la mode », explique Guichard, en présentant comme exemple la fameuse Carte de Tendre (1654) tirée du roman Clélie, histoire romaine de Madeleine de Scudéry. Attribuée à François Chauveau, la gravure représente un espace topographique qui agit comme une allégorie des passions du cœur, de ses promesses et de ses méandres. L’amour y est figuré comme un voyage vers des « terres inconnues ». En cela, ce voyage de fiction ne va pas sans rappeler d’autres périples, bien réels ceux-là, entrepris par les colons au même moment. Les cartes galantes, immensément populaires aux XVIIe et XVIIIe siècles, sont pour Guichard des manifestations matérielles de l’attrait pour l’ailleurs suscité par le développement de la politique coloniale, tout comme d’ailleurs le roman de Paul Tallemant, Voyage de l’Isle d’amour (1663) et le ballet des librettistes Isaac de Benserade et Octave de Périgny, Les Amours déguisés (1664). La toile Le Festin de Didon et Énée (1704, Château de Sceau) de François de Troy est une œuvre hybride, au confluent des sources littéraires prisées par les Anciens – ici, l’Énéide de Virgile – et de l’esthétique galante consacrée par les Modernes. Dans ce portrait historié de groupe, où la duchesse du Maine et son mari personnifient les protagonistes du poème épique de Virgile, l’imaginaire maritime croise les pratiques de sociabilités aristocratiques du XVIIIe siècle. Cette œuvre préfigure ainsi les fêtes galantes maritimes de Watteau, dont son fameux Pèlerinage à l’île de Cythère (1717, Musée du Louvre) présenté à l’Académie royale de peinture en guise de morceau de réception.
Bien plus que les preuves artéfactuelles d’une révolution picturale et iconographique sous la Régence, cette huile sur toile ainsi que les autres œuvres de Watteau sur ce même thème, par leur inscription dans une économie de marché fondée sur le commerce transnational et la domination impériale, ont « contribué à façonner un imaginaire galant et pacifié de la colonisation et de l’exploitation de la Nouvelle-France ». Le lien entre le Pèlerinage et l’imaginaire de la Louisiane et du Mississippi que Guichard a évoqué dans son introduction se trouve ailleurs qu’au sein de la composition qui, du reste, s’apparente bien plus à un décor de théâtre imaginaire qu’à un paysage américain dessiné d’après nature. Une semaine après que le Pèlerinage ait été présenté à l’Académie, la Compagnie du Mississippi acquiert le monopole du négoce outre-Atlantique avec la Louisiane. Parmi les riches actionnaires de la Compagnie se trouvent plusieurs des clients de Watteau, dont Jean de Jullienne, directeur de la Manufacture des Gobelins et propriétaire d’un Embarquement pour Cythère (1717-1718, Château de Charlottenburg) signé par le peintre. Watteau lui-même risque son capital personnel dans l’aventure, aussi est-il possible pour Guichard d’affirmer que la création de ses tableaux n’était pas le résultat d’une influence strictement esthétique, mais qu’elle s’inscrivait également dans un contexte économique. Les œuvres de Watteau avaient-elles pour objectif de convaincre les potentiels investisseurs de la Compagnie ? Guichard n’a pas abordé cette question lors de sa conférence, et il est à parier que la réponse aura échappé à l’histoire. Cependant, on peut se demander si l’achat de telles images n’était pas un moyen pour les particuliers d’investir indirectement dans le rêve colonial. Watteau aurait-il réinvesti les profits récoltés de la vente de ses œuvres dans la Compagnie ?
Guichard, par une approche combinant l’analyse formelle des œuvres étudiées à l’examen de leur contexte de production, expose avec acuité la complexité des lieux de l’art et de ses influences. En établissant les précédents iconographiques de l’impérialisme colonial sous Louis XIV et en retraçant l’origine littéraire de l’esthétique de la galanterie, elle a livré une interprétation des plus convaincante du Pèlerinage de Watteau. Cette enquête érudite, qui s’appuie tant sur des sources littéraires du Grand Siècle et des Lumières que sur les travaux de Roger Chartier, Marlen Schneider et Mary Sheriff, n’en est cependant qu’à ses débuts. Guichard a ainsi l’intention de poursuivre l’étude des imaginaires coloniaux, en s’intéressant cette fois au contexte colonial de l’Algérie et à ses représentations. Nul doute que cette nouvelle étape de sa recherche permettra d’aussi stimulantes et fructueuses réflexions.