Blackness, quel espace pour une histoire de l’art des mondes créoles ?

25 avril 2019 de 17h00 à 19h00

Conférence d’Anne Lafont (Directrice d’études, EHESS)

UQAM,  320 rue St Catherine est, Salle DS-R510, pavillon J. -A. Desève

Joseph Savart, Portrait de quatre femmes créoles
Joseph Savart, Portrait de quatre femmes créoles

 

 

Joseph Savart
Portrait de quatre femmes créoles, 1770
Musée Schoelcher, Pointe-à-Pitre, Guadeloupe

Par Farah Jemel (étudiante en histoire de l’art UQAM)

En collaboration avec le département d’histoire de l’art de l’UQAM et le programme de doctorat interuniversitaire en histoire de l’art, le cycle de conférences organisé par le Réseau Art et Architecture du 19e siècle (RAA19) de l’année 2018-2019 s’est clôturé magistralement par la présence de l’éminente historienne de l’art Anne Lafont, directrice de recherche à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) de Paris, qui a donné une conférence publique le jeudi 25 avril, intitulée Blackness, quel espace pour une histoire de l’art des mondes créoles ?

En ouverture de la conférence, Peggy Davis, professeure d’histoire de l’art à l’UQAM, a résumé le parcours de la conférencière Anne Lafont, spécialiste de l’art des XVIIIe et XIXe siècles, et présenté ses plus récents ouvrages, dont L’art et la race – L’Africain (tout) contre l’œil des Lumières marquant l’aboutissement d’une recherche de plus d’une dizaine d’années sur ces questions et Une africaine au Louvre en 1800, faisant écho à l’exposition Le modèle Noir, qui a cours en ce moment au Musée d’Orsay et à laquelle Anne Lafont a contribué en tant que membre du conseil scientifique.

La conférencière a commencé par situer son travail, amorcé il y a trois ans à la suite de ses recherches qui portent sur la représentation des Noirs dans les arts visuels au XVIIIe siècle jusqu’à l’abolition de l’esclavage en 1848. Ses recherches actuelles portent sur l’art des Antilles françaises pendant la période coloniale et esclavagiste, et particulièrement sur la représentation des Noirs dans les plantations coloniales, en s’intéressant spécifiquement à deux aspects : d’une part, la construction sociale des colonies françaises au regard de celles espagnoles et anglaises contemporaines et, d’autre part, la contribution africaine à la fabrique des cultures symboliques et matérielles des communautés esclaves en contact avec celles européennes et autochtones. La conférence s’est articulée en trois parties : la première partie abordait les premières représentations des esclaves noirs dans les colonies antillaises attestant de la rencontre des Européens avec les Africains. La deuxième partie traitait des formes d’agentivité des figures africaines représentées dans le corpus visuel et artistique constitué par les artistes européens dans les colonies antillaises. La troisième et dernière partie était consacrée à la contribution artistique africaine dans les Antilles françaises.

Compte tenu de l’inexistence du concept de la noirceur en français, la conférencière a explicité en premier lieu, les raisons du choix du terme anglais Blackness, en étayant plus précisément la pertinence de cette notion en rapport avec ses intérêts et son chantier de recherches, et telle qu’elle a été portée par des historiens de l’art afro-américains avec lesquels elle collabore, dont Richard Powell et Steven Nelson.

La première partie de la conférence débute avec l’analyse de l’aquarelle d’un dessinateur amateur, Adrien Richard de Beauchamps, qui fit le voyage dans les colonies françaises avant la seconde abolition de l’esclavage en France. Cette aquarelle réalisée en 1842 montre une jeune femme noire esclave dans un champ de cannes debout face à un commandeur noir tenant dans sa main un fouet. Lui-même esclave, le commandeur jouit du privilège d’être nommé par les maîtres pour conduire les autres esclaves au travail. Cette représentation témoigne de la vie typique des esclaves dans les colonies, de leur exploitation dans le secteur agricole, du système hiérarchique esclavagiste, des relations entre les maîtres et les esclaves, et de l’omniprésence de la violence dans les colonies.

Selon Anne Lafont, le corpus visuel et artistique des colonies antillaises est tributaire de la présence africaine liée au commerce triangulaire et à la traite transatlantique et de la rencontre des Européens avec les Africains matérialisée dans ces archives visuelles. De surcroît, elle estime que l’interprétation du corpus doit être soumise à une rigoureuse contextualisation de la production et de la réception de ces images. Pour ce faire, la conférencière tient compte des cultures nationales européennes des artistes qui s’étaient confrontés aux cultures africaines des modèles noirs, afin d’examiner la subjectivation des sujets africains, esclaves ou affranchis, qui font partie de ce corpus.

L’apparition des premières figures africaines dans leur activité servile surgit simultanément à l’iconographie de la culture des aromates et des épices, ces plantes locales destinées à la consommation des élites métropolitaines. Par ailleurs, ces figures inaugurent également une nouvelle iconographie coloniale issue de l’iconographie traditionnelle du serviteur noir venu d’Orient telle qu’elle s’est développée en Europe, tant dans les peintures vénitiennes du XVIe siècle que dans les peintures flamandes du XVIIe et qui ont influencé la tradition picturale française du rococo au XVIIIe. Ceci a contribué à l’émergence de la figure du page Noir portraituré suivant les attributs de l’eunuque oriental. Selon Anne Lafont, le processus d’orientalisation de l’Africain dans les colonies est une manière pour les artistes et pour les regardeurs potentiels de se familiariser avec l’altérité africaine. Ainsi, le style orientaliste agit comme un processus d’acclimatation visuelle de l’étrangeté et de la différence de cet inconnu qu’était l’Africain, permettant d’occulter la violence esclavagiste dans les colonies. La conférencière souligne que l’ambiguïté du corpus, reflète l’ambiguïté des sources de l’histoire de l’art coloniale et que son interprétation ne pourrait se soustraire à un regard situé, porté par les colonisateurs et les esclavagistes blancs sur les populations africaines arrachées à leur terre et transportées de force vers les colonies. Les archives visuelles présentées durant la conférence témoignent de l’histoire créole dans toute sa complexité raciale et politique.

En outre, les scènes de genre de la vie antillaise attestent de l’expérience africaine et de la collaboration des modèles à la fabrique de leur représentation, et donc de l’agentivité des esclaves, notamment celle des femmes, sujet qui constitue la deuxième partie de la conférence. En effet, les peintures, les gravures et les dessins présentés par Anne Lafont dans ce deuxième volet, permettent de rendre compte non seulement de l’agentivité des esclaves, mais également des espaces paradoxaux où cohabitaient un ordre social normatif de la vie coloniale et des formes de résistances inventées par les esclaves. L’intérêt de l’historienne de l’art pour les formes d’agentivité des femmes, esclaves ou affranchies, qui sont perceptibles dans les pratiques de prostitution et de plaçage (pratique coloniale permettant la cohabitation et les unions interraciales d’un homme blanc et d’une femme noire), était manifeste durant cette partie de son exposé, ce qui reflète ses préoccupations relatives aux études de genre.

La dernière partie de la conférence a été consacrée aux pratiques artistiques des esclaves dans les colonies comme formes de résistance et d’affranchissement du joug esclavagiste, à savoir la danse et la musique. Plusieurs témoignages écrits évoquent ces pratiques artistiques identitaires, originaires d’Afrique, que l’on retrouve également dans les représentations visuelles, à l’instar de la danse communément connue par le terme Calinda. Les rassemblements communautaires par le biais de l’art, comme la danse en tant qu’activité performative des corps et comme premiers lieux politiques et esthétiques, avaient permis d’initier des formes de soulèvements et des révoltes politiques.

En conclusion, afin de mieux cerner les spécificités d’un art africain et créole dans le monde colonial français, et face à la diversité des sources artistiques et visuelles, Anne Lafont préconise l’importance de documenter les formes de vie des esclaves à partir d’un art libéral qui émerge durant la période pré-abolitionniste. En somme, il s’agit de faire entendre les voix noires dans les archives visuelles blanches afin de comprendre les formes de vie esclaves dans un art qui s’inscrit dans une démarche créative propre à des formes artistiques émancipées et libérales. Par ailleurs, la spécificité de ce chantier de recherches consiste aussi à retracer les formes symboliques africaines dans les modes d’expression artistiques antillaises. C’est d’ailleurs pourquoi « l’invention du corps-tableau », telle que définie par l’historienne de l’art, s’est imposée dans ses démarches. En effet, en indiquant la nécessité de délaisser le régime artistique du tableau, de la sculpture ou de la gravure comme étant les seules formes artistiques dignes d’intérêt pour les études en histoire de l’art, Anne Lafont tente de repenser le rapport au corps et à la performance, afin de comprendre les formes créatives dans les mondes coloniaux du XVIIIe et XIXe siècles.