18 octobre 2019 de 16h00 à 18h00
Conférence d’Érika Wicky (Université Lumière Lyon 2)
UQAM, 315 rue St Catherine est, Salle R-4240, 4e étage du pavillon R
Andrée-Anne Venne (histoire de l’art, UQAM) et Marie-Lise Poirier (histoire de l’art, UQAM)
Dans le cadre du cycle de conférences du RAA19, l’historienne de l’art Érika Wicky (Université Lyon 2 / LARHRA) est venue présenter ses plus récentes découvertes sur la question des odeurs en peinture au XIXe siècle. C’est à travers ses recherches doctorales sur le détail que s’est amorcée une première réflexion sur les possibilités offertes par une analyse olfactive des arts visuels[1]. Afin de démontrer la relation entre l’objet de sa thèse et ses préoccupations actuelles, Wicky a choisi de présenter une caricature d’Honoré Daumier, la huitième planche des Croquis pris au Salon de 1865 (ill. 2). Deux bourgeois tentent de découvrir les qualités picturales d’un tableau en le scrutant à la loupe. Tout en ridiculisant les prétentions critiques du public bourgeois, cette caricature met de l’avant la question de la matérialité de la peinture à laquelle le spectateur est inévitablement confronté lorsqu’il tente d’en voir les détails. À cette distance, il devient possible de sentir l’œuvre, de la toucher avec son nez.
« Un tableau n’est pas fait pour être flairé ; reculez-vous : l’odeur de la peinture n’est pas saine ! » Cette mise en garde attribuée à Rembrandt résume les quatre pistes qui orientent les recherches de Wicky sur l’histoire olfactive de l’art au XIXe siècle. Il s’agit aussi des quatre axes structurant sa conférence : l’étrangeté de sentir la peinture, les secrets dévoilés par les odeurs, les nuisances et les dangers de la matière picturale et l’emploi de métaphores olfactives dans le discours esthétique et critique.
Il est vrai que le fait de sentir la peinture a longtemps été considéré comme bizarre, ce que Wicky démontre bien en revenant sur l’histoire de la hiérarchie des sens, ainsi que sur la place accordée à l’odorat dans celle-ci. Historiquement, l’odorat n’est pas perçu comme étant compatible avec l’esprit. En tant que sens de proximité, on l’associe plutôt à un savoir intuitif. D’ailleurs, dans le discours médical et scientifique des années 1860, l’odorat sert souvent de métaphore à l’intuition. Ainsi au courant du XIXe siècle, le terme « limier » (chien de chasse), finit par désigner un policier. Dans le dictionnaire Littré de 1874, le flair, aussi associé à l’odorat du chien, se dote d’un nouveau sens métaphorique similaire[2]. Dans le même esprit, les frères Goncourt rapportent que Greuze interrogeait le génie de Rubens en flairant sa peinture[3]. Inversement, on croit à l’époque que la vue, sens s’exerçant à distance, est plus compatible avec l’acquisition d’un savoir objectif. Malgré cela, il est intéressant de constater qu’il existe tout un discours sur l’odeur de la peinture dans les textes et traités artistiques depuis la Renaissance.
Ces mêmes traités pullulent d’ailleurs de stratégies et de recettes cherchant à diminuer l’intensité des odeurs des couleurs et du vernis. Ce n’est alors un secret pour personne : il s’en échappe de désagréables émanations. Un exemple tiré de l’ouvrage de Roger de Piles Élémens [sic] de peinture pratique, est, selon Wicky, particulièrement éloquent à cet effet. Afin d’atténuer l’odeur émanant d’une préparation de vernis composée d’huile de noix, d’eau et d’urine exposée au soleil pendant un mois, de Piles suggère d’y ajouter vingt ou trente clous de girofle[4]. L’essence de térébenthine, ingrédient siccatif essentiel dans la fabrication de certaines couleurs, dégage également une odeur exécrable. Si les couleurs préparées par les artistes sont très odorantes, celles mises en tubes grâce aux progrès de l’industrialisation le sont tout autant. Certains fabricants cherchent à éliminer les relents nauséabonds de la peinture, qu’elle soit destinée aux artistes ou aux ouvriers du bâtiment, et font de cette qualité inodore l’argument principal de leurs publicités.
Or, l’odeur de la peinture ne possède pas que des désavantages. D’après Wicky, elle se révèle fort utile dans l’exercice du métier de peintre. Un nez bien entraîné peut démasquer un marchand malhonnête qui aurait refilé à son client un bleu outremer gâché par des impuretés, par exemple. Si les considérations philosophiques de l’époque refusent que l’odorat serve à juger le beau, il apparaît pour les scientifiques comme une précieuse source de savoir dans l’étude de la nature. Wicky mentionne ici brièvement les travaux de l’historienne américaine Lissa Roberts qui, dans un article publié en 1995, s’intéresse à l’histoire de la chimie, mais plus spécifiquement à l’évolution du rapport qu’entretiennent les chimistes avec le monde. Selon Roberts, ceux-ci préconisent à cette époque une technologie sensuelle (sensuous technology). Cette approche, dévalorisée à la fin du XVIIIe siècle notamment en raison des travaux séminaux d’Antoine-Laurent Lavoisier et de ses confrères, est encore enseignée par Gabriel-François Rouelle entre 1742 et 1768. L’utilisation d’instruments de mesure paraît ici secondaire au perfectionnement des sens de la vue, du goût et de l’odorat puisque ces derniers servent à indiquer le succès ou l’échec d’une expérience[5]. Chez le peintre, une connaissance basique de procédés chimiques lui permet d’identifier l’odeur de l’outremer pur lorsqu’il est mélangé à une goutte d’acide oxalique[6]. Cet article permet à Wicky d’insister sur la dépréciation de l’odorat en science. Malgré tout, l’odorat est encore utilisé au XIXe siècle afin de vulgariser certains principes scientifiques à un public non initié.
L’atelier de l’artiste est riche en odeurs, et leur intense concentration peut provoquer des malaises chez le peintre et ses modèles, ceux-ci y étant longuement exposés. La toxicité de la peinture est un fait avéré dès le XVIIIe siècle. En effet, le médecin genevois Théodore Tronchin publie en 1757 le résultat de ses recherches sur ce qu’il nomme la colique du peintre. L’odeur de la peinture, davantage que la manipulation de ses ingrédients, provoque chez le peintre de foudroyantes migraines ainsi que de douloureuses coliques pouvant entraîner la mort. Alors que l’on sait aujourd’hui que l’odeur est constituée de particules de matière, Wicky explique que les médecins et scientifiques du XVIIIe siècle pensent souvent que l’odeur est immatérielle, c’est-à-dire qu’un objet émet, comme la lumière, des ondes.
L’environnement olfactivement stimulant de l’atelier semble alors un argument de choix pour empêcher les femmes d’accéder au métier de peintre. La sensibilité de leurs nerfs les prédispose ainsi à la pratique du pastel, un médium qui, contrairement à la peinture à l’huile, est caractérisé par une précarité matérielle. Wicky affirme que ceci a certainement nui à notre connaissance actuelle des femmes artistes puisque leurs œuvres ne pouvant survivre que difficilement au passage du temps, celles-ci ont rapidement sombré dans l’oubli. Quoi que Wicky n’ait pas insisté sur cette idée, il serait intéressant d’aborder l’histoire des femmes artistes sous cet angle particulier.
La dernière piste explorée par Wicky dans cette conférence porte sur la dimension esthétique et le jugement critique qui se développent autour de la matérialité : les odeurs permettent de parler de la dimension représentative de la peinture à travers une évocation de la matière peinte. Wicky démontre ainsi que les termes odoriférants servent souvent à discréditer des artistes ou des romanciers. Le mouvement réaliste, tant en peinture qu’en littérature, fait fréquemment l’objet de ce type d’attaques, ce que Wicky exemplifie en étudiant la réception de Gustave Courbet et d’Émile Zola. En effet, la matérialité des tableaux de Courbet, tout comme leurs sujets à caractère social, sont ciblés par les caricaturistes et critiques qui se moquent de la saleté ou de la putridité présumées de leurs protagonistes. Toute une discrimination sociale est à l’œuvre au sein de cette critique olfactive, puisque ce sont surtout les sujets paysans et pauvres du réalisme qui sont ridiculisés. Il est toutefois possible de se réapproprier le champ lexical propre à ces attaques à des fins positives. Ainsi, Zola revendique un réalisme odorant, honnête et assumé. Ces quelques exemples permettent de penser que la dimension olfactive de la critique au XIXe siècle est très importante et que les études actuelles se doivent d’aller à la recherche de ce savoir perdu.
S’intéressant depuis longtemps au pan historique de l’olfaction, Érika Wicky espère bientôt publier ses recherches, dont elle a habilement présenté, lors de sa récente conférence, les quatre thèmes principaux. Sens animal ne pouvant servir à adresser un jugement esthétique objectif en raison de la proximité physique nécessaire entre le nez et l’objet, l’odorat permet toutefois d’acquérir un savoir scientifique. Grâce à un odorat bien développé, le peintre parvient à percer les mystères de la peinture, notamment par l’identification des ingrédients des couleurs. Leur toxicité est par ailleurs une question que Wicky entend explorer davantage dans ses recherches. Si l’odeur est perçue comme la source de plusieurs affections par le monde médical aux XVIIIe et XIXe siècles, elle s’offre également comme un riche terrain d’analyse du social à travers le discours hygiéniste. Ce projet de publication devrait s’accompagner d’une reconstitution historique d’un atelier d’artiste. Wicky souhaite revaloriser l’expérience sensorielle dans l’espace muséal. Par ces considérations, Wicky s’inscrit dans une tendance actuelle de revalorisation des études sensorielles dans les sciences humaines et sociales. Alors que Constance Classen a récemment analysé l’importance des sens dans l’expérience muséale du XVIIe siècle, les interventions d’un colloque tenu en juin 2017 ont également comme objet principal l’étude des dispositifs olfactifs des musées[7]. Par ses projets réalisés en parallèle, Wicky sera en mesure d’évaluer la pertinence de l’odorat dans l’acquisition de connaissances sur l’art.
[1] Érika Wicky, La notion de détail et ses enjeux (1830-1890), thèse de doctorat, Montréal, Université de Montréal, 2011. Cette thèse a fait l’objet d’une publication sous le titre Les paradoxes du détail : voir, savoir, représenter à l’ère de la photographie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.
[2] Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, Paris, Hachette, 1874, tome 2, p. 1688.
[3] Edmond de Goncourt et Jules de Goncourt, L’art du XVIIIe siècle, Paris, G. Charpentier, 1882, deuxième série : Greuze, les Saint-Aubin, Gravelot, Cochin, p. 15.
[4] Roger de Piles, Élemens [sic] de peinture pratique, Amsterdam, Léipsick, Paris, Arkstée & Merkus, Charles-Antoine Jombert, 1766, p. 177-178.
[5] Lissa Roberts, « The Death of the Sensuous Chemist: The “New” Chemistry and the Transformation of Sensuous Technology », Studies in History and Philosophy of Science, vol. 26, n° 4, 1995, p. 504-511.
[6] R. Maviez, Traité complet, théorique et pratique de la peinture en bâtimens [sic], de la vitrerie, de la dorure, de la tenture de papiers à l’usage des entrepreneurs de bâtimens [sic], des architectes, des propriétaires, des amateurs et des ouvriers, Paris, Chez l’auteur, Chez Carillan-Gœury, 1836, p. 46.
[7] Constance Classen, « Museum Manners: The Sensory Life of the Early Museum », Journal of Social History, vol. 40, n° 4, été 2007, p. 895-914; et Mathilde Castel (dir.), Les dispositifs olfactifs au musée, Actes de colloque, Paris, Contrepoint, Coll. « Nez Recherche », 2018.