01 novembre 2022 de 17h00 à 19h00
Conférence de Camilla Murgia (Université de Lausanne)
UQAM, 315 rue St Catherine est, salle R-4215
Par Marie-Lise Poirier, (doctorante, Histoire de l’art, UQAM)
Paris, Palais du Tribunat, no 53. À la confiserie de M. Berthelemot s’entassent sur les étagères quantité d’appétissants pains de sucre et de magnifiques pièces montées, tels qu’un temple surmonté d’une Renommée trompettiste[1]. La couleur d’albâtre de ces petites douceurs imite celle de la porcelaine et du marbre, une référence, sans doute, au goût pour l’Antiquité et pour les importations chinoises alors en vogue. Cette couleur uniformise également le décor autrement minimaliste de cette boutique et semble avant tout participer à la mise en valeur de sa clientèle, laquelle arbore des étoffes luxueuses aux tons variés et éclatants. Les énormes miroirs placés entre les étagères renvoient l’image de ces clients, des hommes, femmes et enfants flânant, observant, conversant, achetant, tandis que s’affairent les vendeuses derrière les comptoirs. Une tension entre les espaces intérieur et extérieur est palpable, quoique discrètement figurée par la traîne d’une robe, qui glisse du pavé grège vers les dalles lisses de la confiserie. Intitulée Le Goût du jour no 5, cette scène, illustrée et gravée par des artistes anonymes vers 1802, fait partie des Caricatures parisiennes que débite Martinet dans sa librairie, sise rue du Coq St. Honoré[2]. Lieux de consommation, la confiserie et la librairie sont également des espaces de représentation sociale à l’origine de la célébrité, une notion nouvelle sous le Premier Empire.
Invitée par le comité de programme du doctorat interuniversitaire en histoire de l’art, le Groupe de recherche en histoire des sociabilité (GRHS) et le Réseau Art et Architecture du 19e siècle (RAA19), Camilla Murgia, première assistante en histoire de l’art contemporain à l’Université de Lausanne (Suisse), s’est attachée à démontrer l’importance des lieux de sociabilité (commerces, espaces culturels et autres lieux de divertissement) et du rôle de l’imagerie dans la construction de la célébrité entre 1800 et 1820 lors d’une conférence tenue le 1er novembre dernier à l’Université du Québec à Montréal. Cette communication s’inscrit par ailleurs dans le Séminaire 2 du programme du GRHS, Reputation, Celebrity and Popularity in the Public Space [Réputation, célébrité et popularité dans l’espace public], sous la responsabilité d’Ersy Contogouris (Université de Montréal), Brian Cowan (Université McGill) et Fiona Ritchie (Université McGill)[3].
Murgia s’intéresse tout particulièrement à la notion d’espace et à sa versatilité. Cette capacité à revêtir plusieurs fonctions permet de multiples niveaux d’interaction et augmente son attractivité auprès de la foule. D’ailleurs, la représentation d’une foule, qu’elle soit compacte ou éparse, a deux fonctions : souligner la portée sociale d’un évènement ou la popularité d’un établissement, d’une part, et insister sur son accessibilité, d’autre part, ceci dans l’optique de rallier un sentiment d’unité et la volonté participative des spectateurs·rices. Pour Murgia, l’espace est à la fois un lieu physique et un cadre intellectuel, une position que partage d’ailleurs Richard Wittman. Dans un article s’occupant de la culture de l’architecture et de la crise qui l’a animée au XVIIIe siècle, Wittman distingue en effet l’espace réel de l’espace phénoménal de l’art. Il affirme qu’un objet est d’abord médiatisé par sa matérialité, puis par son image, diffusée dans la sphère publique de l’information par le moyen de l’estampe. L’imprimé est un espace social justement parce qu’il produit des discours et demeure propice aux échanges[4]. La culture visuelle, argue Murgia, contribue par conséquent au mécanisme d’appartenance à une communauté, car par la représentation d’activités fédératrices, elle offre une visibilité à certains groupes dit « à la mode », tels que les Incroyables et les Merveilleuses, et encourage leur émulation. Elle se fait le témoin privilégié de l’essor de nouvelles tendances et en fait la promotion grâce à une diffusion à grande échelle jusqu’alors inégalée. L’imagerie, c’est-à-dire la multiplication d’un motif sur divers supports et objets, consacre en outre la célébrité d’un lieu ou d’une personnalité.
La célébrité individuelle se lie parfois au pouvoir politique ou à de glorieuses actions militaires par un processus d’institutionnalisation. Élisa Garnerin est née en 1791. Son patronyme, qu’elle partage avec celui de son oncle André-Jacques Garnerin, fameux aérostier et parachutiste, lui a servi de tremplin pour amorcer sa brillante carrière. Mais son ascension est surtout tributaire de « l’ingéniosité avec laquelle elle sut trouver les procédés d’une publicité toute moderne[5] ». Ses 39 expériences aérostatiques, des descentes en parachutes risquées exécutées à partir d’un ballon, l’ont fait connaître partout en Europe. L’eau-forte Pour le Roy ! est exemplaire de cette union entre célébrité et pouvoir politique. Cette eau-forte, débitée en 1817, représente les festivités en l’honneur de Louis XVIII aux jardins des Tuileries, le 25 août 1815[6]. Mlle Garnerin est représentée dans la nacelle de son parachute tandis que son ballon, dont l’abandon est nécessaire, virevolte dans le coin supérieur gauche de l’estampe. Cette nacelle est flanquée de deux drapeaux blancs ornés du blason royal. La deuxième expérience de la jeune aéronaute a lieu deux mois plus tard, le 25 octobre. L’affiche promotionnelle, rédigée également en anglais afin d’attirer les touristes d’outre-Manche, rappelle que la précédente expérience s’est déroulée sous les regards ébahis de « S. M. le Roi de France, la Famille Royale, les Princes français et étrangers[7] », un prestigieux patronage qui attirera assurément les souscripteurs[8].
Si l’imagerie, la versatilité de l’espace et l’institutionnalisation sont les principaux mécanismes de la fabrique de la célébrité, le regard y est non moins essentiel. À l’instar des confiseries, librairies et jardins, les expositions du Louvre sont des espaces où il est bon de se retrouver, pour y regarder les principales attractions, bien sûr, mais plus encore pour observer les autres et se laisser observer, insiste Murgia. « J’aime beaucoup à voir », lit-on dans le Journal des dames et des modes de Pierre de La Mésangère, « je préfère peut-être encore être vue; d’après cela Monsieur, vous pensez que je ne manque pas une exposition […][9] ». Plusieurs estampes convoquées par Murgia exploitent ce mécanisme visuel mêlant projection et réalité, dont Les musards de la rue du Coq de Pierre-Nolasque Bergeret, estampe dans laquelle les badauds sont les protagonistes des caricatures exposées dans les vitrines de Martinet[10]. Le Goût du jour no 5, par l’objet de sa représentation et le lieu de sa diffusion, est une mise en abîme d’un regard décuplé, cherchant à voir tout autant qu’à être vu, d’abord chez Berthelemot, puis chez Martinet.
Par cette (trop) brève et fascinante incursion dans la société napoléonienne où l’histoire des mentalités et l’histoire des sensibilités côtoient les visual studies, Camilla Murgia fait état de la fulgurante ascension de la notion de célébrité. Les nombreux exemples convoqués témoignent de la richesse de la culture visuelle de cette période charnière de l’histoire française et suggèrent que l’imagerie traduit une émotion de l’espace urbain tout autant qu’une consolidation d’une identité communautaire.
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Notes
[1] Le Palais du Tribunat est une des anciennes appellations du Palais-Royal. Voir Louis-Marie Prudhomme, Miroir historique, politique et critique de l’ancien et nouveau Paris et du département de la Seine, Paris, s. é., 1807, t. 5, p. 226-229. L’adresse de M. Berthelemot est confirmée dans l’Almanach du commerce de Paris pour l’an IX, Paris, Jacques de La Tynna et Duverneuil, Valade, Capelle, Valade, 1802, p. 48.
[2] Anonyme. Caricatures parisiennes. Le Goût du jour no 5, c.1802, estampe coloriée à la main, 265 × 360 mm. Paris, Musée Carnavalet, Histoire de Paris, G.10885. En ligne. < http://www.parismuseescollections.paris.fr/fr/musee-carnavalet/oeuvres/caricatures-parisiennes-24#infos-principales >. Consulté le 2 novembre 2022.
[3] Le programme complet de ce séminaire est disponible sur le site du GRHS. < http://www.grhs.uqam.ca/reputation-celebrity-and-popularity-in-the-public-space/ >. Consulté le 2 novembre 2022.
[4] Richard Wittman, « L’architecture, le public, et ses lieux en France au XVIIIe siècle », in Dominique Poulot (dir.), Goûts privés et enjeux publics dans la patrimonialisation, Paris, Publications de la Sorbonne, Coll. « Histo.art », 2012, p. 62-63, 75.
[5] P. Caron et Cl. Gével, « Mademoiselle Élisa Garnerin, aéronaute », Revue politique et littéraire (Paris), 8 avril 1912, p. 439.
[6] Anonyme, Pour la fête du Roy ! par Élisa Garnerin, 1817, eau-forte coloriée à la main, 392 × 556 mm, Paris, Bibliothèque nationale de France, IB-3 (3)-FOL < Mondin 513, Épreuve coloriée >. En ligne. < https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8509523t >. Consulté le 2 novembre 2022. Bibliographie de la France, ou Journal général de l’imprimerie et de la librairie (Paris), 9 août 1817, p. 451 [notice 622]. Ce périodique précise que l’estampe paraît « À Paris, chez Garnerin, rue de Paradis, faubourg Poissonnière, n. 14 ».
[7] Hocquet (imprimeur), IIe. descente en parachute par Mlle. Garnerin, Le 25 Octobre 1815, de midi à 2 heures, au Bois de Boulogne, 1815, gravure sur bois, 525 × 386 mm, Paris, Bibliothèque nationale de France, IB-3 (3)-FOL. < Mondin, 519 >. En ligne. < https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8509531c >. Consulté le 2 novembre 2022.
[8] Pour une brève histoire des femmes aéronautes, voir le récent article de Luc Robène, « Filles de l’air, filles de rien. Le fabuleux roman oublié des femmes aéronautes au XIXe siècle », Romantisme, no 197 : Les nouveaux usages du ciel, 2022, p. 107-124.
[9] Je souligne. Fanny Tatillon, « Au rédacteur », Journal des dames et des modes (Paris), 5 novembre 1808, p. 481. D’après Camilla Murgia, Fanny Tatillon est sans doute un pseudonyme de Pierre de La Mésangère lui-même. C’est Heather Belnap Jensen qui a mis Murgia sur cette piste. Heather Belnap Jensen, « The Journal des Dames et des Modes: Fashioning Women in the Arts, c.1800-1850 », Nineteenth-Century Art Worldwide, a Journal of Nineteenth-Century Visual Culture, vol. 5, no 1, printemps 2006, paragr. 21. En ligne. < https://www.19thc-artworldwide.org/index.php/component/content/article/52-spring06article/172-the-journal-des-dames-et-des-modes-fashioning-women-in-the-arts-c-1800-1815 >. Consulté le 8 novembre 2022.
[10] Frédéric André (?-?) d’après Pierre-Nolasque Bergeret (1782-1863), Les musards de la rue du Coq, c.1805-1815, estampe coloriée à la main, 245 × 400 mm. Paris, Musée Carnavalet, Histoire de Paris, G.18430. En ligne. < https://www.parismuseescollections.paris.fr/fr/musee-carnavalet/oeuvres/les-musards-de-la-rue-du-coq-0#infos-principales >. Consulté le 2 novembre 2022.
Construire la célébrité. Lieux, modèles et représentation sociale dans le Paris du premier Empire
Cette conférence montrera comment les lieux, qu’ils soient commerciaux (des magasins d’estampes par exemple, mais aussi de biens de consommation tels que pâtisseries ou autres), culturels (le Louvre avec ses expositions) ou de divertissement (les cafés comme le Frascati, mais aussi des lieux « iconiques » comme l’établissement des Franconi) contribuent de manière grandissante à la construction et à la popularisation d’une notion de célébrité. Non seulement ces lieux contribuent à un phénomène de sociabilité, mais ils deviennent aussi un point de repère en proposant une notion de célébrité accessible à toutes et tous. La célébrité se fait alors ici par « substitution », dans la mesure où ces endroits sont convoités et garantissent, dans l’imaginaire du public, un gage d’attention, de se faire connaître et remarquer. En d’autres termes : d’être à la mode.